Accueil Economie Kais Mejri, P.-D.G. de l’Agence Foncière Industrielle (AFI) à La Presse : « Nous avons le potentiel pour devenir un hub de l’IA en Afrique »

Kais Mejri, P.-D.G. de l’Agence Foncière Industrielle (AFI) à La Presse : « Nous avons le potentiel pour devenir un hub de l’IA en Afrique »

Au moment où l’efficacité des administrations publiques tunisiennes est devenue une priorité nationale, l’intelligence artificielle (IA) représente une solution innovante pour relever les défis organisationnels et économiques du secteur public. Kais Mejri, P.-d.g. de l’Agence foncière Industrielle (AFI), nous livre son analyse sur les enjeux et les opportunités qu’offre l’IA pour la transformation des services publics en Tunisie.

Quelle est la place de l’intelligence artificielle dans les administrations publiques tunisiennes, et quels sont les principaux défis à relever ?

La Tunisie se trouve à un moment décisif en matière de transformation numérique. Le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) est un moteur essentiel de notre économie, représentant 7,5 % du PIB et générant plus de 113.000 emplois. Pourtant, l’adoption de l’intelligence artificielle dans l’administration publique demeure embryonnaire. Aucun projet d’IA d’envergure n’a encore réellement transformé les services publics, alors que l’IA générative révolutionne déjà la manière dont les organisations opèrent dans le monde. Trois obstacles freinent cette transition : l’absence d’une stratégie nationale cohérente. Sans cadre directeur clair, l’IA est introduite de manière disparate et non coordonnée ; le déficit en compétences : les talents formés en IA préfèrent le secteur privé ou l’expatriation, faute d’opportunités attractives dans le public ; et enfin, la gestion sous-optimale des données : l’IA repose sur des bases de données exploitables et interopérables, ce qui fait défaut aujourd’hui. Pour répondre à ces défis, il est crucial d’adopter une vision nationale forte et d’impliquer l’ensemble des acteurs — Etat, universités, et secteur privé — afin d’accélérer cette transformation.

Quels leviers stratégiques pourraient être mobilisés pour accélérer l’intégration de l’IA dans le secteur public tunisien ?

Pour accélérer l’adoption de l’IA dans le secteur public, il est essentiel d’adopter une approche pragmatique et globale. Le premier levier concerne les compétences. La Tunisie forme de nombreux jeunes diplômés qualifiés en IA, mais les administrations ne sont ni attractives ni adaptées à ces nouveaux profils. La création de « startups d’Etat » en partenariat avec l’écosystème technologique local pourrait pallier cette rigidité et injecter de l’innovation dans les services publics. Ensuite, la gouvernance des données est un enjeu majeur. L’IA repose sur des bases de données publiques homogènes et interopérables, ce qui fait défaut aujourd’hui en Tunisie. Une stratégie nationale claire de gestion des données est indispensable. Enfin, l’investissement dans des infrastructures numériques, notamment des data centers et des centres de calculs de hautes performances (HPC) alimentés par des énergies renouvelables, permettrait de renforcer notre souveraineté numérique tout en positionnant la Tunisie comme un acteur régional incontournable.

Quels sont les leviers concrets pour positionner la Tunisie comme un hub de l’IA en Afrique ?

La Tunisie a le potentiel pour devenir un hub de l’IA en Afrique à condition de structurer son action autour de projets concrets. Trois axes prioritaires se dégagent. Premièrement, la mise en place d’un programme national d’expérimentation permettant de tester des solutions d’IA au sein d’administrations pilotes, telles qu’un chatbot pour l’administration ou des solutions IA dédiées pour des secteurs comme la santé, le transport, l’éducation ou l’industrie. Deuxièmement, l’intégration de l’IA dans toutes les filières universitaires afin de former une main-d’œuvre hautement qualifiée. Enfin, l’attractivité du pays pour les investisseurs technologiques passe par des incitations fiscales et une simplification administrative. L’urgence est réelle : la Tunisie doit rapidement sortir de son attentisme, sous peine de manquer cette opportunité de transformation économique.

Comment améliorer l’efficacité des services publics et renforcer la transparence administrative ?

L’IA est un puissant catalyseur de modernisation des services publics, permettant d’automatiser et d’optimiser les processus administratifs, tout en renforçant la transparence. Des modèles étrangers montrent la voie : l’Estonie, avec sa plateforme X-Road, a dématérialisé l’ensemble de ses services publics, réduisant de 80 % les délais de traitement.

Dubaï a intégré l’IA dans la gestion du trafic urbain, réduisant les embouteillages de 30 %. En Afrique, le Rwanda utilise des drones autonomes pour la distribution de médicaments en zones rurales, et l’Afrique du Sud a optimisé la distribution de vaccins grâce à l’IA. Toutefois, la technologie seule ne suffit pas : il faut une approche progressive, expérimenter à petite échelle, ajuster, puis déployer à grande échelle. Le succès repose aussi sur des partenariats État-startups tunisiennes, car l’innovation naît souvent du secteur privé.

Quels défis à relever et comment la Tunisie peut-elle renforcer sa souveraineté numérique face aux géants internationaux ?

L’adoption de l’IA dans l’administration tunisienne est une nécessité, mais elle n’est pas sans défis. Il faut surmonter plusieurs obstacles structurels, organisationnels et technologiques. Le premier défi est celui des données. L’IA repose sur des volumes massifs de données pour fonctionner efficacement, or en Tunisie, les données administratives sont souvent fragmentées, non structurées et parfois obsolètes. Il est impératif de mettre en place une gouvernance des données claire, avec des standards ouverts et interopérables entre les différentes administrations. Puis, il y a la résistance au changement. Introduire l’IA implique une transformation profonde des méthodes de travail. L’administration tunisienne fonctionne encore largement selon des processus manuels et rigides. Pour réussir cette transition, il faut sensibiliser et former les agents publics aux bénéfices de l’IA, et surtout, les associer activement à cette transformation.

Le troisième défi est juridique et éthique. L’IA doit être encadrée par un cadre légal garantissant la protection des données personnelles et la transparence des algorithmes utilisés. Aujourd’hui, le cadre législatif tunisien est encore embryonnaire en matière de régulation de l’IA. Il est urgent d’élaborer des lois et des réglementations adaptées. Par ailleurs, il y a une question de souveraineté technologique. La Tunisie ne peut pas se permettre d’être uniquement consommatrice de solutions étrangères. Nous devons développer nos propres modèles et former des talents locaux capables de créer des solutions adaptées à nos besoins spécifiques. Le dernier défi est celui du financement et de l’opérationnalisation des projets d’IA. L’Etat doit s’appuyer sur des mécanismes innovants comme l’achat public d’innovation, qui permettrait de travailler en direct avec des startup  et laboratoires de recherche tunisiens, sans passer par des procédures de passation de marchés bureaucratiques lourds. Il faudrait également mettre en place des « sandbox gouvernementales », des espaces d’expérimentation où les nouvelles technologies pourraient être testées avant un déploiement à grande échelle.

Selon vous, quelles actions concrètes devraient être mises en place dès maintenant pour accélérer l’adoption de l’IA dans l’administration tunisienne ?

Il est désormais urgent de passer de la réflexion à l’action, en ce  qui concerne l’intégration de l’intelligence artificielle dans l’administration tunisienne. La transformation numérique du secteur public ne peut plus attendre. Pour accélérer ce processus, plusieurs mesures immédiates doivent être prises.

Il est crucial de créer une Task Force Présidentielle dédiée à l’IA. Cette structure nationale aurait pour mission de piloter et coordonner les initiatives liées à l’intelligence artificielle au sein de l’administration. Elle serait responsable de définir une vision stratégique, de fixer des priorités claires et d’assurer un suivi rigoureux de l’implémentation des solutions IA.

Parallèlement, il est essentiel de mettre en place un Fonds Souverain dédié à l’innovation publique. Ce fonds devrait être alimenté par une partie du budget de l’Etat et soutenu par des partenariats avec des bailleurs de fonds. Il permettrait de financer des projets IA ayant un fort impact dans l’administration. De plus, ce fonds pourrait servir à encourager les startup tunisiennes à développer des solutions adaptées aux besoins du secteur public.

En outre, il est nécessaire de lancer des projets pilotes dans des secteurs prioritaires, plutôt que d’ambitionner une digitalisation massive et complexe dès le départ. Des initiatives ciblées, ayant un fort impact, seraient plus efficaces et pourraient servir de modèle pour un déploiement à plus grande échelle. Simultanément, l’Etat devrait stimuler l’entrepreneuriat dans le domaine de l’IA. Les startup tunisiennes sont des moteurs essentiels de cette transformation.

L’encouragement du développement de ces entreprises pourrait passer par l’organisation de hackathons IA, la proposition de contrats d’expérimentation pour tester des solutions innovantes et des incitations fiscales pour les entreprises développant des outils IA pour le secteur public.

Ces mesures concrètes sont essentielles pour faire face aux défis numériques et positionner la Tunisie comme un acteur de premier plan dans l’intégration de l’intelligence artificielle dans le secteur public.

Quel sera le premier projet concret qui démontre la valeur de l’IA pour la Tunisie ?

La réponse pourrait résider dans le lancement immédiat d’un projet pilote à fort impact, tel qu’un assistant virtuel pour l’usager des services publics, qu’il soit citoyen, investisseur ou entreprise. Une telle initiative permettrait de créer un précédent et de tracer la voie vers une intégration plus large de l’IA dans les services publics tunisiens.

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